mercredi 26 novembre 2014

La liberté ou la mort

On devait participer à un colloque à Cap-Haïtien, deuxième ville d’Haïti, tout au nord du pays. D’ailleurs, les Haïtiens appellent cette région le Grand Nord, et je manque chaque fois de m’étouffer dans mon eau de coco. Ce Grand Nord a toutefois de quoi réveiller les fantasmes de bien des Québécois : c’est là qu’Haïti a obtenu son indépendance, devenant en 1804 la première république noire au monde.

            En 1789, forts de leur Révolution, les Français ont proclamé la Déclaration des droits de l’homme à grands coups de liberté, égalité, fraternité, mais comme l’a si bien dit George Orwell, certains sont plus égaux que d’autres. Ainsi, pas question que la France ne reconnaisse les droits des centaines de milliers d’esclaves qui se tuaient littéralement à la tâche dans ses plantations en Haïti.

            Qu’importe, les Haïtiens n’ont pas attendu qu’on leur donne leur liberté pour la prendre. Affrontant Napoléon et la plus redoutable armée d’Europe, ils ont vaincu la force coloniale grâce à une brillante stratégie, un combat acharné et un peu d’aide providentielle de la fièvre jaune (dixit Jonathan M. Katz : The Big Truck that went by, How the world came to save Haiti and left behind a disaster).

            La bataille décisive a eu lieu à Verretières, près de Cap-Haïtien, le 18 novembre 1803. Deux ans après la proclamation de l’indépendance, le 1er janvier 1804, Haïti s’est scindée en deux : le royaume du nord, sous la gouverne du roi Christophe, et la république du sud, dirigée par Alexandre Pétion.

            Le roi Christophe, fabuleux personnage, a légué tout un héritage à son pays. Craignant le retour des Français, il fit construire de quoi se défendre à Milot, petit village blotti au creux des montagnes : le Palais Sans Souci et la Citadelle Laferrière, tous deux aujourd’hui sur la prestigieuse liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO.

            Même s’il fut gravement endommagé lors du tremblement de terre de 1842,  le Palais n’a rien perdu de sa splendeur. Quant à la Citadelle, elle est tout simplement à couper le souffle. Dans tous les sens du terme : pour s’y rendre, il faut grimper deux heures dans la montagne, sous le chaud soleil haïtien. À notre arrivée, je me suis laissée choir dans le seul coin d’ombre disponible : en arrière des glacières des vendeuses de boisson. Celles-ci ont poussé la gentillesse jusqu’à m’épousseter les fesses quand je me suis finalement relevée, couverte de terre. Encore un grand moment de grâce de Juliana en Haïti.

            On visite les lieux avec Maurice Étienne, notre merveilleux guide, qui connaît tous les secrets de la Citadelle et ceux du roi Christophe. Ce fier guerrier avait installé des canons destinés à faire exploser la Citadelle dans l’éventualité où elle aurait été prise par les Français, parce que pour le roi, le choix était clair : «la liberté ou la mort».

            Et ils ont gagné leur liberté, les Haïtiens. On s’attarde souvent à décrire la misère du pays, mais j’aimerais tant que le monde entier voit la force de son peuple, son ingéniosité et son courage, j’aimerais que le monde entier voit la Citadelle Laferrière, j’aimerais saluer ceux dont les ancêtres ont été les premiers esclaves du monde à s’affranchir de leurs maîtres.

            Après notre visite, toujours au sommet de la montagne, on a bu une bonne Prestige à la santé de Christophe et d’Haïti. Les Haïtiens, ils l’ont durement gagné leur pèyi nou.


            PS Pour la petite histoire : Après la mort du roi Christophe, la France a exigé en 1825 du président Boyer qu’Haïti lui rembourse l’équivalent de 21 milliards en dollars d’aujourd’hui pour compenser la perte de sa lucrative colonie. Il a fallu attendre 1947 pour qu’Haïti ait enfin fini de rembourser sa «dette», mais les conséquences de ce paiement se font encore sentir aujourd’hui : le pays a cruellement manqué d’argent pour investir dans ses propres infrastructures et développer le pays. Heille la France, quand est-ce que tu vas remettre les 21 milliards que tu dois aux Haïtiens ?

mercredi 19 novembre 2014

Quelques petites choses à savoir si vous venez un jour enseigner à Lhomond

Le changement d’heure 

C’est bien connu, il faut reculer l’heure dans la nuit du samedi au premier dimanche de novembre. Le lundi suivant, même si l’école commence à 8 heures, présentez-vous à 7 puisque la totalité des élèves en feront autant. Les enseignants vous diront alors qu’ils ont commencé plus tôt pour aviser les élèves qui avaient oublié de changer l’heure et que le retour à la normale se fera le lendemain. Le mardi matin, soyez au poste à 7h30, car le changement d’heure doit se faire «progressivement». Le mercredi, inutile de prendre vos précautions et d’arriver plus tôt puisque la rentrée se fera à 8h30, histoire de rattraper le temps effectué en trop les deux autres jours. Mais le jeudi, venez à 7h30, car selon la mystérieuse logique haïtienne, le changement d’heure se fait à la fois de façon progressive ET régressive. Le vendredi, déclarez forfait et pointez-vous à l’heure qui vous plaît, car vous ne comprendrez jamais le processus de toutes façons.

La pluie

            En cas de forte pluie, la moitié des élèves de l’école seront absents. Quant à l’autre moitié, ils seront encore plus excités que des petits Québécois à la veille d’une tempête de neige. Ne prévoyez donc rien de trop important un jour de pluie. Sachez aussi que si vous osez sortir sous deux ou trois gouttelettes, le tout Lhomond vous pressera de rentrer chez vous comme si 12 psychopathes armés de kalachnikovs rôdaient dans le village. Devant tant d’inquiétude, nous nous contentons de sourire et de scander : «On n’est pas faits en chocolat !» Ah oups, mauvais slogan.

Les contes pour enfants

            Si vous lisez un livre avec les enfants, choisissez de préférence une histoire mettant en vedette des animaux, comme Les trois petits cochons. Ainsi, lorsque vous demanderez aux élèves qui a un cochon à la maison, la totalité de la classe lèvera la main. De plus, prenez la peine de vous installer dans la cour, près de la route, pour lire le livre. Si vous êtes chanceux, au moment de parler de la maison de paille du premier cochon, un âne passera sur le chemin en transportant un énorme chargement de ladite paille. C’est vrai qu’il manque de ressources ici. Mais quelle école du Québec peut se vanter d’offrir Les trois petits cochons en version aussi interactive ?

Le marché

            Une fois vos courses terminées, n’oubliez pas de vous changer avant de retourner à l’école. Cela vous évitera de sentir le vieux fond de tonne devant les enfants parce qu’évidemment, la moitié de la bouteille de Clairin achetée par Ènise aura coulé sur vos vêtements lors du voyage de retour en moto.

Des nouvelles du palmarès

            Deux nouvelles entrées en ce qui concerne les meilleurs noms d’églises, de tap-taps et de commerces. Il me fait plaisir de partager avec vous l’Église du Christ du tabernacle de la grâce (à ne pas confondre avec l’Église de la tabarnak de grosse crisse) et la pharmacie Christ est ma réponse. Mention spéciale également à deux savoureux noms de ville du nord d’Haïti : qui ne voudrait pas visiter Trou-du-Nord ou, comme nous, tomber en panne à Carrefour-La Mort ? Ça aurait fait un magnifique scénario de film d'horreur: quatre amis tombent en panne sur une route de campagne, le soir. Les deux garçons partent chercher de l'aide et laissent les filles toutes seules. Carrefour La Mort, sortie prévue en novembre 2014.



mardi 4 novembre 2014

Portrait de famille

Vous connaissez déjà Donnise, notre maman haïtienne, je vous en parle souvent. Elle nous cuisine de savoureux petits plats, s’inquiète huit fois par jour de l’état de notre digestion ou de celui de nos vêtements, et si on la laissait faire, elle laverait elle-même nos petites culottes à la main. Oh, ai-je dit si on la laissait faire? Parlez-en à Catherine, encore sous le choc de notre première lessive: Donnise lui avait arraché des mains sa pauvre vieille paire de bobettes beiges qui en avaient vu d’autres, mais qui n’avaient sûrement jamais subi frottage aussi vigoureux. Notre refus de la laisser laver nos sous-vêtements l’attriste beaucoup: «je ne suis pas votre amie». On a bien essayé de lui expliquer que nos amies ne lavent généralement pas nos petites culottes, et surtout pas à la main, mais en vain.

Il y a la belle Amandine, la cousine de Donnise, qui ne comprend pas pourquoi nous sommes contrariées quand les jeunes hommes haïtiens nous soufflent de juteux baisers en guise de salutation. Il faut dire que les explications de Catherine, qui tentait de s’exprimer de la façon la plus simple possible pour vaincre la barrière de la langue, sont sorties de façon un peu étrange: «c’est parce qu’on ne connaît pas les garçons.» Voilà, Amandine est maintenant convaincue que Catherine et moi n’avons jamais vu de garçons de notre vie.

Amandine est la maman d’Evens, trois ans, qui trône au sommet du palmarès des êtres les plus adorables de Lhomond et probablement d’Haïti tout entière. Evens aime plus que tout se faire photographier («Fè foto mwen!») et regarder des photos sur nos ordinateurs. Il nous décrit précisément chacune des images: «ça est Donnise, ça est Catherine, ça est Junaya.» Junaya, c’est moi, Donnise a beau lui répéter Ju-lia-na, Evens répète consciencieusement: «Ju-na-ya».

Comme Evens adore regarder des photos, il revoit souvent les mêmes. Il y en a une où je grimpe sur des rochers, un guide haïtien en arrière-plan. À chaque fois qu’Evens voit cette image, il lance invariablement: «ça est Junaya ak un Nèg!». Bon, il faut savoir qu’en créole, Nèg n’est pas un mot péjoratif, cela signifie simplement Noir, mais ça ne m’empêche pas de m’écrouler de rire chaque fois qu’Evens nous pointe des «Nèg» sur les photos.

Evens mijote généralement ses mauvais coups avec ses cousines Santiara et Junou, véritable trio de mousquetaires pas de bobettes qui gambadent du matin au soir d’un bout à l’autre de la maison en chantant gaiement des comptines de la garderie, les fesses à l’air et le coeur joyeux. Nous connaissons nous aussi à présent les paroles de toutes leurs chansons, et fantasmons sur une version heavy metal de «Donne-donne-moi la main».

Juste en bas de chez nous habite le vieux Papy Lucien, grand-papa de Donnise et Amandine, toujours au poste sur la galerie pour voir passer le temps qui passe. De l’autre côté de la rue c’est Hènise, soeur d’Amandine, cousine de Donnise, mère de Santiara et négociatrice en chef de nos expéditions commerciales au marché de Lhomond.

En plus de tout ça, plusieurs de nos élèves se trouvent à être des parents plus ou moins éloignés de nos hôtes. Il n’est donc pas rare de se réveiller par un beau samedi matin et d’apercevoir un ou deux jeunes de l’école nonchalamment appuyés au cadre de porte de notre chambre en train de nous regarder dormir. La plupart du temps, c’est Herby et Edens, mais je suis habituée maintenant, ils m’observent aussi quand je me lave les cheveux dans la cour ou que je m’épile les jambes à la cire sur la galerie. Bah, de toutes façons, l’intimité, c’est complètement dépassé.


Nous avons aussi un chien, deux chats, trois cochons, pas de souris verte, des poules, des coqs, des poulets et des pigeons. Y’a du monde à messe, mais la porte est toujours ouverte.

PS Vous aurez reconnu Evens dans toute sa splendeur sur le portrait en haut de page. La photo est de Catherine, qui tient aussi un savoureux blogue, que je vous invite à découvrir:

http://cathcw.wordpress.com/