mardi 16 décembre 2014

L'hiver approche



Oui, oui, c’est dur à croire, mais ici aussi. Depuis quelques semaines, il y a une petite brise. Je peux marcher sous le soleil sans avoir l’air d’un cornet de crème glacée à la vanille oublié sur une table à pique-nique. Donnise s’est enroulée dans son coton ouaté et garde les portes de la maison fermée. Les motocyclistes exagèrent franchement avec leurs manteaux d’habit de neige. Et moi, je l’avoue, depuis deux semaines, je dors avec mon polar. Pire encore : je me suis pris un deuxième drap, faute de couverture, et si j’avais des bas de laine, je les enfilerais avec joie. Catherine est médusée :

Veux-tu ben me dire comment tu faisais pour survivre dans le Grand Nord toi ?

Surprenant, en effet. Je pense que je m’haïtiennise.

            Bon, je vous entends déjà vous plaindre que c’est bien pire chez vous, que vous avez eu de la neige et même que la température a chuté déjà jusqu’à -20. Ben oui, je suis au courant, peu importe où je me trouve dans le monde, quand c’est l’hiver, il y a toujours quelqu’un pour m’informer de la quantité de neige tombée et du degré exact de la température qui chute sous zéro.

            L’hiver en Haïti, ça veut aussi dire que les avocats se raréfient, ô, quelle tristesse ! Finie cette époque insouciante où il y en avait sur la table à tous les repas, et que notre principale inquiétude à leur sujet était de ne pas arriver à tous les manger avant qu’ils ne pourrissent. À présent, on les cherche avec angoisse dans tous les étals du marché, et on est heureuses quand on en trouve deux petits maigrichons.

            Le temps a passé, c’est inéluctable. Evens arrive maintenant à prononcer mon nom correctement. Ça m’attriste un peu, j’aimais ça, moi, Junaya. Les chats et le chien ont engraissé de façon spectaculaire, et comme par hasard, ils sont toujours tous trois postés autour de ma chaise à l’heure des repas. J’ai aussi tissé des liens avec d’autres membres de la communauté animale de Lhomond, comme en témoigne la photo ci-haut. Inutile de vous préciser que tout le village a parlé pendant des jours de ma promenade à dos de bourik, je pense que personne à Lhomond n’avait jamais rien vu d’aussi drôle qu’une Blanche sur le dos d’un âne, surtout quand la Blanche en question passait son temps à flatter sa tite bourik la dans le cou.

            Le temps a passé, le palmarès des meilleurs noms d’églises, de taps-taps et de commerces s’est allongé : le Marie-Madeleine car wash, le Coiffeur des Fanatiques, la Noune Boutique (pour vos achats de Noël). On a appris à danser le kompa aussi bien que Martelly. (Le président d’Haïti, Michel Martelly, est une ex-vedette de la chanson aux allures de mauvais garçon. Bref, c’est un peu comme si Éric Lapointe devenait premier ministre du Québec. Qui sait, si PKP est élu, il nommera peut-être son coach de La Voix au cabinet.)

            Le temps a passé, on a peaufiné notre créole, on a bu anpil Prestige, on s’est fait des amis, on a eu envie d’adopter 10 enfants, on a eu chaud, on a réussi à avoir froid des fois, on a pogné les nerfs, on a pogné le motton, on a pogné des coups de soleil, on a bronzé, on a mangé assez de riz pour le reste de notre vie, on a dansé comme des Haïtiennes, on a vu de grosses tarentules, on a partagé notre salle de bains avec des crapauds, on a filé à vive allure à moto sur les routes qui serpentent dans la montagne, on a amélioré notre tolérance aux piments, on a aimé ce pays, profondément, on a aimé les gens, de tout notre cœur.

            Le temps a passé, c’est inéluctable, il faudra rentrer bientôt, il faudra rentrer demain. Demain qui vient toujours un peu trop vite, comme on l’a chanté l’autre soir avec notre Joe Dassin haïtien, qui plaquait maladroitement les trois mêmes accords sur sa guitare qui avait bien besoin d’être accordée, mais on s’en fout, chanter du Joe Dassin sous les palmiers en regardant le soleil descendre sur les montagnes haïtiennes, ça vaut bien une ou deux fausses notes.

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