Oui, oui, c’est dur à croire, mais ici aussi.
Depuis quelques semaines, il y a une petite brise. Je peux marcher sous le
soleil sans avoir l’air d’un cornet de crème glacée à la vanille oublié sur une
table à pique-nique. Donnise s’est enroulée dans son coton ouaté et garde les
portes de la maison fermée. Les motocyclistes exagèrent franchement avec leurs
manteaux d’habit de neige. Et moi, je l’avoue, depuis deux semaines, je dors
avec mon polar. Pire encore : je me suis pris un deuxième drap, faute de
couverture, et si j’avais des bas de laine, je les enfilerais avec joie.
Catherine est médusée :
Veux-tu ben me dire comment tu
faisais pour survivre dans le Grand Nord toi ?
Surprenant, en effet. Je pense que je m’haïtiennise.
Bon, je vous entends
déjà vous plaindre que c’est bien pire chez vous, que vous avez eu de la neige
et même que la température a chuté déjà jusqu’à -20. Ben oui, je suis au
courant, peu importe où je me trouve dans le monde, quand c’est l’hiver, il y a
toujours quelqu’un pour m’informer de la quantité de neige tombée et du degré
exact de la température qui chute sous zéro.
L’hiver en Haïti, ça
veut aussi dire que les avocats se raréfient, ô, quelle tristesse ! Finie
cette époque insouciante où il y en avait sur la table à tous les repas, et que
notre principale inquiétude à leur sujet était de ne pas arriver à tous les
manger avant qu’ils ne pourrissent. À présent, on les cherche avec angoisse
dans tous les étals du marché, et on est heureuses quand on en trouve deux
petits maigrichons.
Le temps a passé,
c’est inéluctable. Evens arrive maintenant à prononcer mon nom correctement. Ça
m’attriste un peu, j’aimais ça, moi, Junaya. Les chats et le chien ont
engraissé de façon spectaculaire, et comme par hasard, ils sont toujours tous
trois postés autour de ma chaise à l’heure des repas. J’ai aussi tissé des
liens avec d’autres membres de la communauté animale de Lhomond, comme en
témoigne la photo ci-haut. Inutile de vous préciser que tout le village a parlé
pendant des jours de ma promenade à dos de bourik,
je pense que personne à Lhomond n’avait jamais rien vu d’aussi drôle qu’une
Blanche sur le dos d’un âne, surtout quand la Blanche en question passait son
temps à flatter sa tite bourik la
dans le cou.
Le temps a passé, le
palmarès des meilleurs noms d’églises, de taps-taps
et de commerces s’est allongé : le Marie-Madeleine
car wash, le Coiffeur des Fanatiques,
la Noune Boutique (pour vos achats de
Noël). On a appris à danser le kompa
aussi bien que Martelly. (Le président d’Haïti, Michel Martelly, est une
ex-vedette de la chanson aux allures de mauvais garçon. Bref, c’est un peu
comme si Éric Lapointe devenait premier ministre du Québec. Qui sait, si PKP
est élu, il nommera peut-être son coach
de La Voix au cabinet.)
Le temps a passé, on a
peaufiné notre créole, on a bu anpil
Prestige, on s’est fait des amis, on a eu envie d’adopter 10 enfants, on a eu
chaud, on a réussi à avoir froid des fois, on a pogné les nerfs, on a pogné le motton, on a pogné des coups de soleil,
on a bronzé, on a mangé assez de riz pour le reste de notre vie, on a dansé
comme des Haïtiennes, on a vu de grosses tarentules, on a partagé notre salle
de bains avec des crapauds, on a filé à vive allure à moto sur les routes qui
serpentent dans la montagne, on a amélioré notre tolérance aux piments, on
a aimé ce pays, profondément, on a aimé les gens, de tout notre cœur.
Le temps a passé, c’est
inéluctable, il faudra rentrer bientôt, il faudra rentrer demain. Demain qui
vient toujours un peu trop vite, comme on l’a chanté l’autre soir avec notre
Joe Dassin haïtien, qui plaquait maladroitement les trois mêmes accords sur sa
guitare qui avait bien besoin d’être accordée, mais on s’en fout, chanter du
Joe Dassin sous les palmiers en regardant le soleil descendre sur les montagnes
haïtiennes, ça vaut bien une ou deux fausses notes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire